Claude Lanzmann et l’essence de la condition juive

Je viens de terminer, confus et perplexe, la lecture des mémoires de Claude Lanzmann « Le lièvre de Patagonie ». Il nous fait partager sa perception d’événements personnels, culturels et politiques depuis son enfance, par la Seconde guerre Mondiale, jusqu’ au début du nouveau millenium. Son rôle dans la scène culturelle et politique de la France, même durant son engagement dans la Résistance contre l’occupation allemande, est celui d’un témoin. Une partie majeure du livre décrit comment, mais pas pourquoi il a créé son film « Shoah ». Le livre m’a conduit à regarder le film.  « Shoah » n’est pas un documentaire mais un témoignage horrible qui pousse la capacité humaine de la souffrance au-delà de toute limite imaginable.

La véritable nature du personnage demeure énigmatique. Il se voit un vrai Français mais aussi un Juif. Néanmoins, il n’admet aucun lien avec le judaïsme religieux, traditionnel ou même culturel. Pour quelle raison soutient-il fermement l’existence d’Israël ? Il s’aligne en faveur du mouvement prônant l’indépendance de l’Algérie et comme journaliste il rencontre les meneurs de la lutte. Cependant, le serment de Boumediene de combattre l’État Juif jusqu’à sa destruction éteint ses sympathies. L’idée de la mise à mort l’obsède. Il imagine les derniers gestes d’un condamné à la guillotine. Comme journaliste il assite au procès d’un curé coupable d’un meurtre sordide. Et Shoah est le récit individualisé de mises à mort à l’échelle industrielle.

Lanzmann vient fréquemment en Israël. Il y filme un documentaire « Tsahal », ayant pour sujet l’armée israélienne et un autre « Pourquoi Israël ». Il rencontre des personnalités politiques et culturelles. Pourtant il pense et se comporte comme un étranger ou plutôt comme observateur distant. Se referrant à sa francité il justifie son refus de réaliser l’espoir juif vieux de 2000 ans du retour à Sion.

L’importance qu’il donne à sa rencontre avec un lièvre ébloui sur une route de Patagonie est sa façon de circonvenir sa confrontation avec la signification de son essence juive. Est-il un Juif parce que même chez les plus éclairés des Français de souche il est considéré comme tel ? Ni Honoré de Balzac, ni Jules Verne n’étaient des antisémites. N’empêche, des passages dans « Eugénie Grandet » et « Le château des Carpathes » pourraient figurer dignement dans « Der Stürmer ». Le mot « Juif » se teinte d’un sens péjoratif. Pour éviter de l’utiliser les Français ont inventé le mot « Israélite ». Lanzmann ne semble pas  embarrassé par ces ambivalences. Il fait partie du cercle le plus intime des gens qui pivotaient autour de Sartre. Bien que prenant partie contre l’hostilité de Sartre à l’égard Israël, il ne met pas en cause l’ opinion sartréenne que l’antisémitisme engendre la permanence de l’essence juive.

La tuerie organisée de six millions de Juifs n’est pas la seule instance de mise à mort massive sous l’égide de la purification ethnique. Par le choix du sort des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale et du titre hébreu « Shoah » Lanzmann dévoile son essence juive. Pourtant le seul indice qu’il donne pour établir sa condition de Juif est le nez de sa mère. Apparemment il a difficile à reconnaître que même sans le contenu religieux la lignée crée une identité nationale indélébile mais immatérielle qui sépare les Juifs de la société des Gentils. Pourtant, l’Aliyah, l’immigration en Israël, rompt cette cloison. En liant l’identité nationale juive à son territoire ancestral   l’Aliyah alimente le mécanisme qui permet aux Juifs devenus Israéliens d’être à pied égal avec les peuples de toutes les nations.